CAROLINE PHILIBERT, Documentariste

 

Un jour, la douleur s'installe, bouscule les habitudes, bouleverse les projets. La vie semble être comme figée. L'éprouvé mobilise toutes ses défenses, un peu comme une nation le ferait en partant soit à la victoire, soit à la défaite. Ce qui paraît tout à fait étonnant, c'est la manière dont le retentissement psychologique peut être variable d'un sujet à un autre, même si la toile de fond est à peu près la même, c'est celle de l'angoisse qui rappelle un peu notre condition d'êtres mortels.


Perversion de la relation thérapeutique


Médecins, nous sommes à la fois victimes et bénéficiaires de nos représentations, nous avons de l’être malade, du corps malade une idée assez mécanique, assez mécanicisée. D'ailleurs sur les bancs de l'école, on nous parle d'appareillages, on nous parle de systèmes et tout de suite dans nos têtes s'installe ce clivage entre psychique et somatique, entre organique et fonctionnel. Je crois que ce clivage a le gros inconvénient d'induire justement une moindre attention à la réalité de ce qu'on pourrait appeler les douleurs fonctionnelles, c'est-à-dire sans causes lésionnelles précises.


Ce dualisme présente un autre inconvénient : il risque d'induire des contre-attitudes de la part du soignant. Soit le patient va y voir le reflet d'une incompréhension, soit il va éprouver un véritable rejet. Là, le patient se trouvant en quelque sorte rejeté va être dans la quête désespérée d'une solution : il fait des détours par moults spécialistes, et éventuellement par des médecines dites alternatives, à la recherche de ce qui pourrait être pour lui une solution, D'une certaine manière, il est un peu comme le ballon qu'on se passe de l'un à l'autre jusqu'à ce qu'on le mette en touche. En quelque sorte, ayant raté son examen de passage somatique (selon l’expression de Cyril Copernic), il devient une sorte d'apatride de la médecine, c'est-à-dire qu'il n'a pas de statut à proprement parler, il se sent incompris et rejeté. Tant il est vrai que la variabilité, la pauvreté des signes objectifs font que, au fond, le malade, selon le modèle médical actuel, doit prouver la réalité de sa maladie, doit prouver sa bonne foi, d'une certaine manière. Et puis parfois la présentation anxieuse, la présentation revendicatrice du patient traduisent bien l'insatisfaction de sa demande, parce qu’il n'a peut-être pas été entendu au niveau réel de la plainte.


Dans le même temps, le médecin est parfois agacé lui aussi par ce patient douloureux chronique, agacé et déçu que son traitement ne soit pas efficace, que le patient ne soit pas soulagé, il a tendance à considérer parfois que le patient est un peu trop passif. Alors s'installe progressivement une espèce de perversion de la relation, avec un durcissement des positions de part et d'autre, d'un côté l'impuissance du médecin, de l'autre coté l'agressivité du malade, qui parfois n'ose pas se dire parce qu'il a peur aussi d'être abandonné.


D'un côté on a un malade qui est parfois perçu par le médecin comme un malade imaginaire et de l'autre côté on a un malade qui pense que le médecin qui est en face de lui est un médecin malgré lui. Et de fait, cette perversion de la relation fait que parfois le syndrome douloureux chronique, la maladie douloureuse constitue une véritable maladie de la relation thérapeutique, en quelque sorte auto-entretenue. Au fond la perversion de la relation finit par être un véritable système en miroir dominé de part et d'autre par cette impuissance et cette agressivité. Et cette perversion de la relation finit par entretenir en elle-même le syndrome douloureux chronique.


Ici s'installe une relation de type archaïque, qui est parfois salutaire mais aussi parfois dangereuse. On peut dire aussi, selon la belle expression de M. Balint, que le médecin se prescrit lui-même. Il n'y a pas de posologie à la drogue médecin et ici, la bonne ou la mauvaise observance du traitement signe la qualité de la relation.


Je crois que c'est dire à quel point nous devons éviter de cliver ou d’opposer une douleur à une autre : la douleur psychique a autant de force, autant de poids que la douleur dite organique.


Douleur organique / douleur psychosomatique  pièges et préjugés


Il y a des pièges et des préjugés. Le premier piège, c'est de douter de la réalité de la souffrance du patient. Le patient doit être cru. Ensuite il n’y a aucune raison d'opposer une souffrance à une autre. Enfin il y a effectivement un certain nombre de préjugés, par exemple organicistes, qui consistent à penser que dans la mesure où il y a douleur, il y a nécessairement une lésion quelque part. Là, on peut entrer dans un véritable marathon exploratoire, qui bien sûr ne peut qu'enfoncer le malade dans une espèce de mauvaise compréhension de sa maladie puisqu'elle va faire écran à tout ce qui est à l'arrière-plan de son syndrome douloureux chronique et en particulier à tous les problèmes psychologiques qui peuvent y être afférents. Et puis je crois que c'est une erreur ou un piège de croire que le manque est dans la science, alors que le manque est dans le sujet. Et il y a un autre préjugé qui serait celui d'une organicité qu'on pourrait appeler usurpée ou non fondée, parce qu'en développant tous ces examens complémentaires, comme le scanner, la résonance magnétique nucléaire, on va finir par découvrir une coquetterie au scanner et après, qu'est-ce qu'on va en faire de cette coquetterie ? Il y a un autre piège inverse, c'est celui du psychologisme à tout prix, c’est-à-dire à partir du moment où on ne trouve aucune lésion qui puisse rendre compte de la douleur, c'est de dire : “eh ! bien, c'est psy !” Et je crois que poser un tel diagnostic n'est pas sans conséquences. Poser un diagnostic psychologique, ça signifie qu'on a des arguments positifs pour le faire, autrement dit ça ne doit pas être un diagnostic d'élimination quand on n'a rien trouvé, parce que c'est le patient qui risque de se retrouver éliminé, transporté en bout de chaîne et adressé au psychiatre, un peu comme pour s'en débarrasser. Et je crois qu’à ce moment-là, le psychologique, c'est le fourre-tout de l'ignorance. Je vois un autre piège, c’est cette tentation de considérer que le patient reste douloureux chronique parce qu'il en a des bénéfices secondaires. Alors c'est peut-être vrai, c'est peut être faux, il faut beaucoup de temps, beaucoup de patience pour désintriquer les différents plans médicaux, psychologiques, familiaux, sociaux, médico-légaux. Enfin, je crois qu’un temps très important dans l'entretien, c'est précisément d'expliquer les choses, en langage clair, d'essayer d'avoir des formulations les plus accessibles pour le patient, pour qu'il puisse tenter de se représenter ce dont il est question... et ce temps  pédagogique est déjà en lui-même un temps thérapeutique.


Il y a une difficulté pour le patient, c'est quand il entend ce terme de “fonctionnel”, ou parfois quand on dit “c'est nerveux, c'est psychosomatique”, toutes ces expressions qu'il a beaucoup de difficultés à appréhender. Pour lui, bien souvent “psy”, ça veut dire “je suis du côté de la folie”, et manifestement c'est une psych-ânerie. Et je crois qu'il est important de rendre les choses un peu plus accessibles. D'abord, si c'est nerveux, c'est pas rien, et je crois qu'il faut donner des exemples, parfois empruntés à la vie quotidienne, pour tenter d'éclairer un peu ce que veut dire le mot “fonctionnel”. L'exemple très simple, presque un peu trivial, c'est l'exemple du poste de radio. Le poste de radio mal réglé. Si vous êtes mélomane, si vous avez l’oreille musicale, c'est totalement inaudible et ça peut même être carrément douloureux. Si vous rapportez le poste au revendeur, celui-ci va vous dire que votre poste n'a rien, parce que c'est une panne intermittente au niveau du réglage sur la station. Eh ! bien, je crois que le patient peut parfaitement comprendre que cette panne intermittente, fonctionnelle, peut-être très dommageable, ne correspond pas à une usure, à une panne franche, et qu'elle correspond par exemple à un réglage de la sensibilité. qu'elle correspond à des réglages internes qui peuvent être très fins et très minutieux. A ce moment-là, on peut tenter de relier ça justement à sa propre sensibilité, à ses émotions. Bien sûr, le parallèle est un peu caricatural, mais parfois on a besoin de s'appuyer sur des exemples, pour dédramatiser ce qui peut être sous-entendu derrière les vocables “psy” ou “fonctionnel” ou “psychosomatique”.


Attention, un train peut en cacher un autre


Je crois qu'il faut bien comprendre que la douleur a une fonction dans la relation, elle sert dans l'économie psychique du patient. Je veux signifier là que pour certains patients qui vivent leur douleur depuis des années, cette douleur peut parfois avoir un sens et une fonction écran d'autre chose. Autrement dit il y a de la douleur anti-souffrance. Une douleur permet d'éviter d'affronter une souffrance beaucoup plus profonde, beaucoup plus grave et dans certains cas, enlever brutalement cette douleur peut laisser émerger une souffrance que le patient ne pourrait pas tolérer. Dans certaines situations la douleur vient en fait colmater une faille, à l'intérieur de soi, une faille narcissique et vouloir à tout prix éradiquer la douleur doit se faire avec beaucoup de circonspection, parce que si le patient s'appuie sur cette douleur pour exister, lui enlever cette douleur le rend justement inexistant. Ce n'est qu'après une approche “psychodynamique” suffisante que l'on pourra juger, évaluer ce qu'il est ou non possible de faire et de mobiliser, Autrement dit, il y a des situations, il faut le reconnaître, où il n'est pas toujours bon, il est même parfois dangereux de vouloir s'acharner à enlever toute douleur.


J’aime beaucoup la formule de Galévitch qui dit que toute douleur peut être rendue indolore mais il n'y a pas d'antalgique pour la dolorité.


Douleur et personnalité


Un événement douloureux surtout lorsqu'il devient chronique, est profondément désorganisateur dans la vie psychique et d'une certaine manière, il révèle la personnalité presque au sens photographique du terme, c’est-à-dire qu’il montre les lignes de force comme les lignes de faiblesse.

Ce qui était caché et enfoui, se dévoile et se décompense.


Il est clair que la personnalité va jouer un rôle déterminant dans ce corps étranger que constitue la chronicité.On sait bien que, en fonction de notre personnalité, on va s'exprimer différemment, on va traduire cette douleur différemment : un prolixe ne va pas s'exprimer comme un pragmatique, un artiste ne va pas non plus se manifester ou se plaindre comme un intellectuel et puis surtout il y a tous les soubassements névrotiques qui vont jouer le rôle de porte-voix et de distorsion du message douloureux.


Alors qu'est ce que « la personnalité » ?


C'est un aimable mot-valise qui ne dit pas grand-chose de ce qu'il est censé exprimer parce qu’il y a au moins cent théories de la personnalité. Ce que l'on pourrait en dire comme ça, en deux mots, c'est une phrase de Michel Balint qui est que la manière d'être malade est une qualité de la personne, au même titre que la couleur des yeux et la forme du visage. Je crois que sur un plan clinique, ce n'est pas tant l'aspect catégoriel qui nous intéresse, ce n'est pas de savoir si vraiment on a une franche personnalité psychopathologique. Ça peut arriver, mais l'expérience clinique montre que dans la plupart du temps, on a plutôt des traits psychopathologiques. On sait depuis Freud qu’on est tous plus ou moins névrosés. Et bien je crois que c'est là-dedans qu'il faut essayer de porter notre regard,  plutôt que de s'intéresser aux catégories psychopathologiques des personnalités d'hystériques, d’hypocondriaques, d'obsessionnels. Bien sûr elles existent mais dans le tout venant des consultations ce qu'on voit surtout ce sont des traits de personnalités. Je pense en particulier aux traits dépressifs. C'est vrai qu'on rencontre et qu’on parle souvent de cette association entre douleur et dépression. Mais il est assez rare que l'on voie des dépressions graves, mélancoliformes ; le plus souvent ce qu'on voit ce sont des traits dépressifs qui tiennent précisément à une organisation de personnalité qui a peut-être préexisté à l'événement douloureux. Et puis nous avons effectivement d'autres traits de personnalité, comme l'introversion, l'extraversion, l'hostilité qui peuvent être ensuite travaillés d'une façon thérapeutique. Ou encore s'il y a des soubassements névrotiques, la douleur va être distordue, il va y avoir comme une espèce d’effet porte-voix.


Quand on évoque la relation entre personnalité et douleur, il y a une foule de questions qui émergent, comme par exemple : est-ce qu'il existe une personnalité du douloureux chronique ? est ce qu'il existe un profil type de migraineux ? est ce qu'il existe une personnalité de lombalgique ? Je crois que toutes les études ont montré qu'on ne pouvait qu'être déçu de ce type d'approche, même si par exemple chez le migraineux on trouvait une tendance à la méticulosité, une certaine scrupulosité, une certaine obsessionnalité par exemple. Mais je crois que ce qui est intéressant c'est de voir la personnalité dans une dimension dynamique : comment elle utilise la douleur, comment d'une certaine manière, elle intègre l'événement douloureux lui-même au sein même de l'économie psychique, comment la douleur influe sur la personnalité, et même devient une sorte d'appendice plus ou moins intégré dans la personnalité, comment l'une nourrit l'autre, et comment l'approche thérapeutique peut mobiliser ou non certains traits de la personnalité.

C'est ça qui est intéressant de voir, tout ce potentiel de vie.


Ecouter : auscultare,

comprendre : verstehen (se tenir à côté)


Il y a un maître mot au fond que l'on n'arrête pas de dire dans l'approche du douloureux chronique c'est l'écoute, et le canevas d'écoute bien sûr varie selon chaque praticien, en fonction de sa personnalité, de son expérience personnelle mais ce qui est difficile c'est de passer de l'interrogatoire médical - bien nécessaire pour faire le repérage diagnostique - d’en adoucir la rigueur, pour passer progressivement à l'entretien. Autrement dit, c'est permettre au patient de passer d'un discours médical (il est souvent lui aussi enfermé dans le discours médical) à quelque chose de l'ordre du récit, de sorte que sa plainte soit commuée en autre chose, qui fasse qu’un sens puisse être dégagé, autrement dit il ne faut pas confondre le sens de la douleur avec sa cause.


La question qu'on peut se poser c'est “qu'est ce qu'écouter ?” Je crois qu'on pourrait se référer à l’étymologie latine du mot qui est auscultare : quand on pense à l'auscultation, on pense tout de suite à l'image d'un médecin penché avec son stéthoscope sur le thorax d'un patient, pour entendre quoi ? pour écouter quoi ? les bruits du cœur par exemple, c’est à dire apprendre à discerner les bruits normaux des bruits pathologiques. Et cette auscultation, cette écoute particulière, attentive, suppose quoi ?

Déjà qu'on se taise.

Je crois que c'est très important dans l'écoute d'un malade douloureux de faire taire en nous toutes nos préoccupations, nos revendications, nos représentations, nos préjugés, nos attentes propres pour essayer d'être disponible. C'est là une tâche très difficile. Il ne s'agit pas simplement d'être là sur son fauteuil, relativement passif en essayant d'être au plus près du patient mais il s'agit réellement d'une écoute active, c’est-à-dire il y a non seulement le recueil des données dont nous avons besoin pour formuler des hypothèses de travail sur lesquelles nous allons ensuite construire tout un cheminement thérapeutique mais il y a aussi la reformulation, qui permet que le patient s'entende lui-même, qu'il entende son propre récit. Et puis il y a le temps de la confirmation, comme quoi on a bien entendu. Je ne veux pas dire qu'on a compris, parce que je me méfie beaucoup du terme comprendre. Vous savez, quand on dit à quelqu’un : “je comprends ce que vous dites, je comprends ce que vous vivez”. D'ailleurs je préfère le vocable allemand verstehen pour comprendre qui veut dire littéralement se tenir debout à côté. Au fond comprendre est toujours une approximation, on est toujours juste un petit peu à côté de l'autre, mais présent. Et puis il y aussi l'invitation que l'on peut donner au patient, d'aller plus loin, d'aller plus loin dans son propre dévoilement, pour essayer de changer un peu de discours, que ce discours devienne réellement un récit qui historicise.


Et ça me fait évoquer là ce qui est la racine hébraïque du mot guérir, qui évoque d'une certaine manière, changer de sens, changer de discours, changer de culture. Autrement dit, c'est la capacité que nous avons à ce moment-là, dans une relation avec un patient, de l'aider à changer de registre, changer de signification. Ça ne veut pas dire que le discours physiologique en lui-même ou le raisonnement clinique soit mauvais, mais ça veut dire que au-delà de ce raisonnement anatomo-clinique bien nécessaire, il y a tout un discours symbolique auquel il faut aider le patient à accéder. Il y a aussi un autre mot qui évoque bien la maladie c'est celui du mahol qui est la ronde fermée. Ça tourne en rond. Il faut essayer de trouver cette porte, trouver une brèche qui permette d'entrer dans sa propre quête du sens. Autrement dit, on n'est plus dans le pourquoi, en un seul mot, causal, mais pour quoi je continue à souffrir. A quoi sert ma douleur, que répare t-elle, que punit-elle, que récompense t-elle ?

Le médecin, le malade et la douleur


Interview de Gérard Ostermann


Ce texte a été bricolé à partir de divers extraits enregistrés lors du tournage