CAROLINE PHILIBERT, Documentariste

 

Si petits…

Le service de réanimation pédiatrique du CHU de Dijon accueille des enfants de toute la région arrivés en urgence : ils sont prématurés ou ont eu de graves difficultés à la naissance. Parfois, des enfants plus âgés ont vécu un épisode pathologique grave (convulsions par exemple) qui met leur survie ou leur état cérébral en danger. Ils sont alors transférés, soit de la maternité de Dijon, soit d'un hôpital local, situé aux confins de la région, et confiés à ce service pour des soins intensifs.


L'équipe soignante s'efforce de faire de cette très petite unité (12 couveuses) un lieu de vie. En priorité, elle met tout en œuvre pour la survie des enfants et pour réduire au maximum les risques de séquelles lourdes (question qui n'est pas toujours résolue au moment de la sortie de l'enfant). Mais en même temps, elle se préoccupe que le temps de ce séjour hyper-médicalisé, qui est aussi celui de la séparation d'avec les parents, ne soit pas celui de la rupture du lien affectif et social : il arrive souvent que l'accueil à la maison d'un enfant hospitalisé dès sa naissance soit un moment très difficile pour la famille et pour l'enfant lui-même. Une séparation qui peut durer plusieurs mois (les parents habitant parfois à plus de deux cents kilomètres et ne pouvant que très rarement rendre visite à leur nourrisson), une pathologie qui peut rester lourde, entraînent parfois de la maltraitance qui risque d'augmenter les difficultés de développement de l'enfant.


Le travail dans un service tel que celui-ci n'est pas exempt de remises en question personnelles, d'interrogations sur la vie, la mort, la santé… Aucun geste, même courant et banal, n'est anodin. Travailler ici donne un poids particulier à la vie. Comment, par exemple, vivre sereinement une grossesse (la sienne ou celle de son épouse) lorsqu'on rencontre quotidiennement des enfants vivant de telles difficultés ?


Le film, destiné au grand public, met en lumière l'humanité qui circule dans cet univers de science-fiction, partagé entre l'urgence et l'attente.


Les personnages du film sont nombreux : infirmières, médecins, parents, enfants. Destins tressés qui se rencontrent dans ce lieu unique. Le film restitue cette multitude, mais afin d'éviter l'éparpillement, il se centre plus particulièrement sur quelques personnages : le médecin réanimateur, quelques infirmières, quelques enfants. Par petites touches, portraits, séquences de la vie quotidienne, le film fait percevoir au spectateur qu'ici, le bébé est une personne. La particularité de ce service hautement technologique réside dans la volonté de favoriser le développement psychologique de l'enfant autant que son développement physique.


Nicole, psychologue (analyste) travaille deux jours par semaine dans le service, en lien surtout avec les parents et les soignants. Sa présence, sa participation aux discussions de groupe permet la circulation de la parole sur toutes ces préoccupations difficiles. Chacun peut exprimer et partager sans honte ses questionnements sur ce qui se vit ici. Comment aider les parents à surmonter leur peur, leur culpabilité (très très présente, la culpabilité, chez une mère qui pense n'avoir pas "su" faire un bébé) ? Comment les aider à maintenir le lien d'amour avec un enfant qu'ils peuvent à peine toucher, qu'ils ne voient pas tous les jours ? Beaucoup habitent dans des zones éloignées du département ou de la région. Comment faire qu'ils ne se désintéressent pas, ne se découragent pas, soient prêts enfin à entamer tardivement la vie commune avec ce bébé qui ne ressemble pas toujours à celui dont ils avaient rêvé ? mais aussi comment surmonter aussi l'échec, le deuil ou parfois son propre désir de mort à propos des enfants dont le pronostic est incertain ?


Dans les réunions d'équipe, on réfléchit aussi au difficile problème posé par la possibilité nouvelle de vivre, ou de survivre à une naissance périlleuse.


Les progrès médicaux permettent d'année en année d'aller plus loin dans le maintien en vie d'enfants en détresse et des enfants de tout petit poids (moins de 600 grammes !). Ceux qu'autrefois on aurait placés dans un haricot, oubliés, laissé "mourir dans le courant d'air" (quand ils ne survivaient pas, après un temps de souffrance, qui leur laissait des séquelles profondes et irréversibles) peuvent maintenant être sauvés.


Mais à quel prix ? avec quelles séquelles ? Ou s'arrêter ? Quand doit-on penser que l'enfant n'a plus de chance de s'en sortir ? qu’il n’a plus de chance de grandir et de vivre dans la dignité ? quand doit-on arrêter de mettre en œuvre des techniques de plus en plus sophistiquées ? Comment tenir compte aussi, pour ces décisions, du désir des parents ? désir de vie, désir de mort aussi parfois.


Aucun médecin, aucun parent, aucun citoyen ne peut éviter de se poser la question de l'acharnement thérapeutique.


J'ai choisi de réaliser ce film en sorte qu'à la question posée de manière incessante (par les infirmières, les médecins, les parents), les réponses données soient des réponses concrètes : ici, quand un enfant est en détresse, on se précipite, c'est tout. Que des échanges de regards montrent l'inquiétude, le trouble, le questionnement, mais qu'aucune parole prononcée ne vienne rompre le secret de la conscience des soignants, excepté dans les réunions dites "d'éthique", où l'on peut comprendre qu'ici, aucune décision n'est prise par un seul médecin. Le film montre que toute décision thérapeutique se prend en fonction de l'individu : de sa pathologie, de son histoire, de sa place au monde et de la manifestation de son propre désir de vivre.


Premier repérage


C'est par un très long couloir que l'enfant entre un jour dans l'unité de soins intensifs. Après le big-bang d'une naissance prématurée,  l'étouffement du poumon noyé, ou parfois le trou noir de la "mort apparente", après cet interminable trajet jusque-là, réanimé, réchauffé, intubé, il arrive dans la ruche.

Le lieu est blanc et de verre, et résonne de sonneries électroniques. Stridentes.


On se presse autour de lui, on le touche, on l'examine, on parle de lui.

Les voix des adultes, claires, fortes, lui parviennent sans filtre. Elles s'adressent à lui, l'accueillent, tentent de le rassurer : mais où sont les battements du cœur de sa mère, le chuintement de son eau, les gargouillis de son ventre, le son étouffé de sa voix si proche ?


L'enfant pleure ou geint, mais on l'intube et il oubliera le son de sa propre voix … s'il l'a jamais entendue.


Une infirmière, revêtue de vert doux, comme tous les soignants ici présents, quelle que soit leur fonction, me présente les enfants dont elle a la charge particulière.


Voici Myriam, blondinette, aux pommettes saillantes et le nez en l'air qui respire, le sourcil froncé, l'air concentré. On voit bien qu'elle s'applique a vivre.


La petite Blandine a un joli bonnet blanc et un visage si fin qu'on dirait une miniature. Ses parents lui ont apporté une cassette qu'elle écoute à présent. C'est "ne me quitte pas", de Jacques Brel.


Antoine, plus loin, prend un bain dans une cuvette, posée dans la couveuse. Il n'a plus de sonde dans le nez et doit bien peser 1,3 kg. Deux puéricultrices, Valérie et Blandine, se disputent le plaisir de le sécher, serré contre elles, dans une grande serviette douce. Elles me parlent de lui. Comme il a grossi, trop, lorsqu'il avait pour voisin un gros bébé de 4 mois. Et comme sa voisine, âgée maintenant de 3 semaines, a été jalouse quant il a été malade. Quatre personnes autour de lui … et elle s'est mise à son tour à avoir des signes de bradycardie (ralentissement cardiaque).


Antoine va partir. Il va bien et sera accueilli quelques semaines dans le service des prématurés. Ce bain est un adieu.


Léo tremble, il est bleu violacé, son visage gros comme mon poing, ou même pas, est plissé comme une pomme ridée. On dirait un vieillard. Est-il si près de la mort ?


Les parents d'Emeline ont collé dans la couveuse une petite photo d'eux. Mais Emeline, née d'avant hier en état de mort apparente, a maintenant une jaunisse : elle est sous photothérapie et a les yeux bandés.


Tous ces enfants, nus dans leur incubateur sont perfusés, intubés, pansés, assistés, reliés à leurs machines par le nez, la bouche, le nombril.


Etrangeté de ce lieu où l'on voit pleurer les enfants sans les entendre, mais où, si petits soient-ils, ils tendent l'oreille dès qu'on leur parle, s'apaisent, ouvrent les yeux et cherchent le contact.


A dix heures, assises en enfilade dans la cuisine toute en longueur, une douzaine d'infirmières boivent leur café. Le médecin se joint à elles. Aussitôt l'une attaque : "pourquoi avez-vous fait opérer Léo samedi? Il va mal et il souffre". Le médecin semble penser que cet enfant a encore une petite chance, malgré une lourde pathologie et une histoire familiale déjà compliquée et douloureuse… Et puis, ajoute-t-il, "il est sympa ce gamin !"


On sonne. Ce sont des parents qui viennent voir leur enfant et demandent à rencontrer le médecin …