CAROLINE PHILIBERT, Documentariste

 

Il y a une différence fondamentale si je me casse le bras en tombant de mon vélo ou si je me casse le bras en étant agressé le soir en rentrant chez moi par exemple. Il est évident que dans le premier cas je surmonterai très vite ma douleur, dans l'autre cas je serai profondément touché d'avoir été agressé et sur ma douleur physique, rebondira une souffrance psychologique qui provoquera la crainte de sortir de chez moi. et la douleur physique pourra perdurer bien plus longtemps jusqu’à devenir chronique.


Car la douleur n'est pas un fait uniquement physiologique, elle est d'abord un fait d'existence : ce n'est pas un corps qui souffre, ce n'est pas un muscle qui souffre, c'est un homme. On pourrait dire que la douleur c'est la rencontre potentielle entre une situation douloureuse et l'individu qui va réagir en fonction de sa psychologie personnelle, en fonction de son appartenance sociale, culturelle, en fonction de la signification qu'il pose sur sa douleur. C'est un ensemble formidablement alchimique.


L’émergence de la douleur chronique dans les sociétés occidentales


Nous savons que des centaines de millions d'occidentaux souffrent de douleurs chroniques. Je pense qu'un certain nombre de raisons nous l'expliquent :


  1. -Tout d'abord une donnée majeure : l'augmentation de la longévité. Autrefois les gens, mourant tôt, n'avaient guère l'occasion de connaître un certain nombre de ces douleurs.

  2. -D'autre part l'augmentation et l'efficacité croissante de traitements médicaux pour certaines maladies, qui font que de ces maladies, nous ne mourrons certainement pas, mais parfois il faudra assumer des moments douloureux durant une vie entière.

  3. -Une autre raison à mon avis c'est une médicalisation à outrance de nos sociétés occidentales, Il y a un impératif de santé à chaque instant : pour manger, pour dormir, pour vivre... qui fait que nous intériorisons progressivement une vision médicale du rapport au corps. Celle-ci nous rend extrêmement sensibles à toutes modifications de notre être et amène à une diminution du seuil de tolérance à la douleur dans nos sociétés occidentales. On commencera à sentir qu'on a mal là où autrefois nos parents, nos grands parents auraient continué tranquillement à travailler en pensant que leur dos les tiraillait un peu, mais n'auraient jamais eu l'idée d'aller voir un médecin et de s'arrêter sur cette souffrance, en pensant qu'elle est quelque chose qui mutile la vie.

  4. -Il y a enfin, dans nos sociétés occidentales, un impératif de performance, la nécessité d'être toujours au meilleur de soi-même, de justifier de ses compétences professionnelles, de toujours être là, de toujours répondre… qui fait que toute douleur peut être vécue comme une entrave au rendement et donc que comme un défaut qu'il est nécessaire de supprimer.



Le corps morcelé


Pourquoi les médecins s’intéressent-ils si peu à la douleur ?

Les raisons sont nombreuses.


La première est sans doute l'héritage judéo-chrétien de notre société européenne. La douleur a longtemps été valorisée dans nos traditions religieuses chrétiennes comme une participation symbolique aux douleurs du Christ qui pouvait donc être vécue comme une grâce particulière tombant sur tel ou tel individu. Rappelons-nous que quand la douleur n'était pas là, un certain nombre de mystiques, de moines, de moniales s'attachèrent même à la provoquer par des exercices, par des flagellations, etc.

Il faut dire pour disculper quelque peu l'église contemporaine qu'à la fin des années 50, il y a des positions très fermes de l'église, du pape notamment, qui disent que la douleur n'a aucune vertu particulièrement gratifiante. Le pape dit aux fidèles qu'ils peuvent combattre leur douleur par tous les moyens, même l'accouchement.

Curieusement, ces textes seront fort peu connus par un certain nombre de médecins, qui continueront d'être parfaitement indifférents à la douleur de leurs patients. Et puis il faut dire qu'on ne change pas une culture par une simple prise de position. La tradition, les habitudes vont jouer et je crois qu'autre raison du retard français au soulagement de la douleur est un incroyable manque de formation des médecins dans les facultés, puisque le programme concernant la douleur ne prend qu’une ou deux heures en sept ans de formation. Ce sont des cours concernent surtout le trajet nerveux de la douleur plutôt que le soulagement d'une douleur associée à telle ou telle maladie ou tel ou tel symptôme.


Une autre raison évidemment c'est le fait que la médecine contemporaine est une médecine du corps bien d'avantage qu'une médecine de l'homme. C'est une médecine qui segmente l'homme, qui va s'attacher plutôt à des organes, à des fonctions. L’organisation de l'hôpital le révèle : un service pour les reins, un service pour les poumons, un service pour autre chose, on a l'impression que l'hôpital dessine une sorte de corps morcelé quelque peu schizophrénique. Et chaque médecin a son morceau de corps. Alors la douleur dans tout ça, personne ne considère que c'est de son ressort, la douleur va passer à travers toutes les spécialités de l'hôpital et le malade n'aura pas d'interlocuteurs à qui dire qu'il souffre et qu'il réclame un soulagement. On pourra dire que les infirmières recueillent parfaitement ces plaintes, le problème c'est que la hiérarchisation de l'hôpital fait que très souvent la parole de l'infirmière n'est pas écoutée ou si elle est écoutée, elle n'est pas entendue et très souvent le malade n'arrive pas à avoir des avocats auprès des médecins, qui leur permettrait de recevoir un légitime soulagement.



Une nouvelle spécialité


L'émergence aujourd'hui de services de la douleur dans les hôpitaux français est une sorte de retour du refoulé ou d'un refoulement séculaire de la douleur dans nos sociétés occidentales. C'est également une critique effectuée à l'encontre de la spécialisation à outrance des différents services hospitaliers, même si évidemment, ce qui est un petit peu gênant c'est que finalement la douleur devient une autre spécialité, ce qui un peu ambigu. Mais je crois que sur le plan du soulagement du malade nous gagnons beaucoup.



Il faut dire que les médecins ne sont pas les seuls à être mobilisés autour du soulagement de la douleur. L'individu est concerné au premier chef par sa douleur : travers de sa fermeté de caractère la mobilisation de sa famille autour de lui, à travers son histoire personnelle, à travers ses ressources imaginaires il est déjà lui-même la première arme qui peut prendre en main partiellement sa douleur. Et je crois que plus un malade est passif, plus il souffrira, plus il est actif, moins il souffrira. Il faut aussi évoquer les guérisseurs que j'ai souvent rencontrés et notamment les magnétiseurs, qui font un travail de l'ombre mais un formidable travail de soulagement de la douleur. D'autre part je voudrais aussi évoquer toutes les techniques contemporaines de relaxation par exemple, qui permettent de mettre à distance sa douleur, les techniques de yoga, la sophrologie souvent  reprises par le milieu infirmier avec énormément d'efficacité. Je pense aussi au massage parce que j'ai recueilli des témoignages merveilleux autour de la complémentarité de ces soins infirmiers et des soins médicaux. Comment l'infirmière, en massant un enfant, un vieillard ou un malade, pouvait participer à une médecine de l'homme, à une médecine où on accompagne le malade, où on le respecte, où on l'écoute. Je crois qu'il ne faut pas considérer toutes ces techniques comme antagonistes les unes et autres, elles sont complémentaires. Je crois que les médecins sont de plus en plus attentifs à ça mais que la médecine devrait s'ouvrir à ces autres regards sur l'homme, Ces autres regards sur le corps de l'homme et aussi à cette collaboration avec d'autres praticiens qui ne sont pas médecins mais qui n'en sont pas moins des gens d'une grande connaissance et d'une grande efficacité quant au soulagement de la douleur.



La seule douleur supportable...

La douleur écrase l'individu, elle rompt l'évidence de son rapport au monde, elle n'est pas communicable puisqu'elle est réservée à la délibération intime de l'individu. La douleur vit dans l'épaisseur de la chair, dans la nuit du corps et comment trouver des mots pour dire le corps. Rien n'est plus difficile, la douleur relève donc de l'informulable, de l'indicible, elle met en échec le langage. Elle provoque d'ailleurs la plainte, le gémissement, le cri, la prostration sur soi, c’est-à-dire autant de défaillances du langage pour témoigner de la virulence de ce que l'individu éprouve. Cela provoque évidemment une disparité radicale entre celui qui souffre et l'autre qui l'entend, même d'ailleurs quand il y a une immense proximité affective. On peut tenir la main de son enfant ou de sa mère qui souffre, on ne peut pas partager la souffrance. On peut partager la compassion, on peut partager l'amour de l'autre, mais la douleur ne se transmet pas et c'est la peine infinie du malade de dire au médecin combien il souffre. Il n'y a pas de mots pour le dire ou bien il faut recourir à des métaphores : “c'est comme un coup de couteau, c'est comme un chien qui m'aurait mordu”. Évidemment l'individu n'a jamais été mordu par un chien, il a jamais reçu de coups de couteau. Il recourt à des métaphores qui deviennent des lieux communs de nos sociétés, qui organisent en partie son expérience de la douleur. La douleur nous confronte à une solitude infinie et chacun de nous en a fait expérience à travers une modeste rage de dents par exemple qui nous met hors  circuit pendant quelques jours et où les autres ont peine à comprendre combien on peut être à ce point défaillants dans toutes nos activités quotidiennes. Celui qui a une rage de dents s'émerveille soudain du bonheur auquel il n'avait jamais songé finalement de ne pas avoir eu mal aux dents les mois précédents et il envie avec passion les gens n'ont pas mal au dents. La douleur retranche de la condition humaine, elle nous confronte à une langue dont nous n'avons plus usage, nous ne sommes plus capables de parler aux autres, nous avons énormément de mal à leur transmettre notre douleur, il faut inventer un langage et surtout il faut rencontrer plutôt des médecins, des infirmières ou des proches qui soient suffisamment à l'écoute pour faire confiance à ce que le malade dit parce que de toutes façons sur sa souffrance, sur sa douleur, le malade a toujours raison, lui seul sait combien il souffre, personne ne peut le dire à sa place. Et je pense à cette belle phrase de René Leriche qui disait ; “la seule douleur supportable...

                …c’est la douleur des autres !” 

Anthropologie de la douleur


Interview de David le Breton


Ce texte est la transcription écrite d’un entretien filmé avec David le Breton..

Il n’a fait l’objet d’aucune publication et n’a pas été conservé intégralement dans les films.

Mais il serait dommage de s’en priver…

Le titre de cette archive fait référence à l’ouvrage de David le Breton dont la lecture a présidé à l’entretien.

Le livre date de 1995, l’interview de 1996.

Depuis, quelques progrès ont été faits… sans doute.