CAROLINE PHILIBERT, Documentariste

 

La question que se pose toute personne atteinte de douleurs, que ce soit une douleur chronique ou une douleur aiguë, c'est celle de la signification de la douleur. En d'autres termes comment la vie peut-elle tolérer quelque chose d'aussi intolérable que la douleur, pourquoi ce grain de sable qui rend la vie aussi effrayante ? C'est la question du pourquoi moi, qui renvoie à une interrogation personnelle sur la signification de son histoire propre : “qu'est ce que j'ai pu faire dans ma vie, quelle mauvaise action ai-je commise pour être à ce point entravé, brisé dans les chairs.”

La question du péché est souvent très secondaire en la matière. En cherchant une raison à son cancer ou à ses douleurs lombalgiques, on trouve parfois des raisons qui n'ont rien à voir avec la religion ou qui sont liées à des culpabillités tout à fait profanes, des échecs de vie etc.  C’est même parfois revendiqué par certain malade (du SIDA par exemple), qui disent que si ils souffrent, c'est à la mesure de toutes les actions qu'ils n'auraient pas dû commettre. Cette espèce de culpabilité plus ou moins consciente qui hante chaque malade est formulée de façon magistrale par Job dans l'un des livres de la Bible. Vous vous rappelez dans le livre de Job ? il s'agit d'un affrontement entre Dieu et Diable où Dieu s'efforce de déstabiliser Job qui est un croyant tout à fait intègre, Job souffre d'un bout à l'autre bien davantage du fait de ne pas comprendre la signification de l'épreuve que lui envoie Dieu. Il va finalement assumer sa douleur à partir du moment où il aura compris que Dieu a brisé sa vie pour des raisons qui n'appartiennent qu'à Lui. Mais dès lors que Job a compris pourquoi il souffre, sa douleur devient infiniment moins pénible à supporter.

Il est impératif que chaque être humain comprenne pourquoi il souffre et s'attache à découvrir le sens intime, peut être même qu'il bâtisse son mythe personnel autour de sa douleur.


Et pourtant la douleur est nécessaire


Que la douleur soit nécessaire à la constitution de notre rapport au monde, lorsque nous sommes enfants, est révélé par l'existence de personnes qui, pour des raisons congénitales, ne ressentent aucune douleur. Ils ne ressentent ni le chaud ni le froid. Par exemple, ils vont manger une soupe brûlante sans s'apercevoir qu'ils vont se brûler tout l'intérieur du corps, ils vont parfois traverser leur main avec un crayon se coincer un doigt dans une porte et ne pas s'en apercevoir, ils vont vouloir se relever d'une chute alors qu'ils ont un bras brisé, ce sont donc des gens infiniment vulnérables, Ils ne sauront pas qu'ils ont une appendicite ou qu'ils ont une maladie, un cancer qui se déclare. Ils ne pourront décoder aucun signe avertisseur de la maladie qui s'annonce en eux. Ils ne pourront adopter aucune position antalgique pour se défendre d'une lésion grandissante de leurs tissus. Les gens qui ne ressentent pas la douleur sont des gens paradoxalement mutilés dans leur rapport au monde. Lorsqu'ils arrivent à l'adolescence, ils sont couturés de partout, blessés de partout, ils souvent ont du mal à vivre bien âgés. Ce sont des gens qui doivent apprendre par le regard, en regardant leur corps, ce que tout être humain apprend de l'intériorité : que leur vie est en danger, qu'ils sont malades, ou qu'ils viennent de se blesser. La douleur a ce modeste avantage parfois de nous signaler qu'une maladie s'annonce et qu'il est temps de la prendre en charge. Donc curieusement la douleur est une défense. Ça se discute, mais on ne peut pas écarter le fait que la douleur soit une aide pour nous permettre de nous situer dans notre rapport au monde pour éviter d'être trop souvent blessé, éviter que nous ne nous soignions pas dans les blessures de la vie quotidienne. La douleur est aussi une défense même si elle est une mutilation.



Usages sociaux de la douleur


On pourrait considérer a priori la douleur comme une compagne ignoble de la condition humaine, et pourtant elle peut être recherchée et il existe des usages sociaux de la douleur.


Le plus évident, le plus lointain sans doute, est celui de la douleur “éducative”: on a longtemps considéré et on considère encore dans certains milieux qu'on peut par exemple frapper un enfant, on peut faire mal à un enfant pour son bien, parce que le mal homéopathique qu'on lui inflige aujourd'hui, en le giflant ou en le battant, est peu de choses par rapport au mal massif qu'il pourra rencontrer dans son existence, s’il se comporte de façon peu conforme aux normes sociales. Il y a donc eu un usage de la douleur dans l'éducation de l'enfant qui paraît élémentaire dans beaucoup de sociétés humaines.


D'autre part, la douleur peut être utilisée d'un point de vue politique à travers les tortures, je n'en parlerai pas ici.


Un 3ème usage de la douleur encore plus commun que la douleur éducative est la douleur sportive. La culture sportive est une sorte de rapport intime du sportif à sa souffrance. Celui qui gagne, celui qui est plus fort que les autres c'est aussi celui qui est capable de souffrir quelques minutes de plus que les autres, et d'aller un peu plus loin dans le continent intérieur de sa douleur et d'ailleurs l'entraînement n’est rien d’autre que l’apprivoisement progressif d’une douleur, qui est intolérable au départ mais que la répétition inlassable des mêmes exercices va permettre de conjurer et d'affronter au mieux, au moment de la compétition.


Dans cette douleur sportive, je crois qu'il faut isoler les passions du risque, les passions de l'extrême de nos sociétés contemporaines. Je suis très étonné de voir qu’énormément de sportifs de l'extrême, d'aventuriers sont des gens qui sont en quête de la douleur et se donnent les moyens personnels psychologiques de la combattre et en même temps d'apprendre sur eux, à travers cette épreuve, qu'ils s’infligent volontairement. J’évoquerai une anecdote : lorsque Guy Delage, qui a traversé l'Atlantique à la nage, a entamé son entreprise, il a déclaré à un journaliste qu'il avait fait, en traversant l'Atlantique en ULM, une expérience de l'anxiété et que, désormais, il entendait faire une expérience de la douleur. Voilà un homme qui nous affirme tranquillement, les yeux dans les yeux, que la douleur fait partie de la condition humaine et qu'elle est un continent à explorer, qu'elle est une part de soi-même qui mérite une investigation, en se confrontant aux situations les plus intolérables qu'un homme puisse vivre.



Et puis il existe un 4ème usage social de la douleur qu'on rencontre dans beaucoup de sociétés traditionnelles, c'est celui des rites d'initiation qui vont abondamment utiliser la douleur à travers la circoncision, l'excision, l'excoriation, les tatouages, en faisant sauter ou en limant les incisives des jeunes… Mais il faut considérer que dans ces sociétés humaines, les ressources personnelles de l'individu, la fermeté de caractère, le courage devant l'adversité sont des qualités requises. On a l'impression que ces rites d'initiation sont une école de la vie et permettent de tester la pleine appartenance du jeune au sein de son groupe. Les conditions d'initiation sont souvent très proches des conditions d'existence qu'il va rencontrer, notamment en chassant les animaux ou en pêchant dans des conditions extrêmement pénibles. Ces sociétés vivent dans des milieux écologiques redoutables, confrontées à l'agressivité d'autres groupes. La douleur va fonctionner comme un rite d'appartenance et également comme une mémoire collective. Ça a été bien vu par un certain nombre de philosophes ou d'ethnologues, le fait de souffrir en recevant toutes ces marques d'appartenance au groupe fait que le jeune n'oubliera jamais qu'il appartient pleinement au groupe et c'est certainement une prévention au mal de vivre, une certitude que l'identité est définitivement constituée. Alors que dans nos sociétés occidentales, où finalement il n'y a pas d'initiation physique, les jeunes vont s'infliger des épreuves personnelles qui aboutiront parfois à la mutilation ou même à la mort pour se prouver qu'ils existent vraiment.


Fonction identitaire de la douleur chronique


La douleur exerce également une dimension identitaire. C'est évident pour le douloureux chronique, qui va constituer tout son rapport au monde, à sa famille, à son métier uniquement en référence à sa douleur, à ses innombrables va et vient chez tous les spécialistes de sa pathologie. Curieusement, un certain nombre d'individus parfois n'existe que de douleur en douleur. Ce sont des patients que l'on nomme prédisposés à la douleur, les américains ont d'ailleurs inventé une catégorie médicale pour les désigner. Ce sont des gens qui vont d'accidents en maladie et de maladie en accident, dès que l'on arrive à les soulager de tel symptôme, ils divorcent ou ils ont un accident ce qui fait qu'il faut recommencer. Un certain nombre d'individus qui peut-être ont eu des conditions d'existence particulièrement difficiles : enfants battus, abandonnés par leur parents ou une enfance très malheureuse. On rencontre très souvent dans ces milieux une espèce de fonction identitaire de la douleur qui fait que la malade peut dire “je souffre donc je suis”, “je souffre donc je rencontre des interlocuteurs qui au moins m'écoutent, qui me reconnaisse, qui donnent une signification à ma vie”. Ça c'est peut-être un des paradoxes de la condition humaine : au prix de la douleur, l'individu peut dans certains cas trouver sa place dans le monde alors qu'il ne l'a pas trouvée dans une vie plus tranquille.

La douleur a-t-elle un sens ?


Interview de David le Breton


Ce texte est la transcription écrite d’un entretien filmé avec David le Breton..

Il n’a fait l’objet d’aucune publication et n’a pas été conservé intégralement dans les films.

Mais il serait dommage de s’en priver…



Pour lire l’autre texte de David le Breton, cliquez ici