CAROLINE PHILIBERT, Documentariste

 

Endurer


Interview de Paul Ricœur


Ce texte est la transcription écrite d’un entretien filmé avec Paul Ricœur.

Il n’a fait l’objet d’aucune publication et n’a pas été conservé intégralement dans les films.

Mais il serait dommage de s’en priver…

Ce qui me frappe d'abord c'est que nous avons deux mots : la souffrance et la douleur qui sont souvent pris l'un pour, puisqu'on dit qu'on souffre d'une dent, qu'on parle de la douleur de la perte d'un ami, mais je crois qu'il faut ramener les deux mots à leur différence. La douleur c'est un organe. On souffre d'un organe, du corps comme une masse d'organes. La souffrance nous atteint à un lieu où d'abord nous nous définissons comme des êtres agissants, c'est-à-dire que nous nous définissons par des pouvoirs, une puissance… donc ce qui fait la différence entre la souffrance et la douleur, c'est que je suis atteint dans tous les registres de pouvoir, de puissance. Il y a là l'aspect diffus de la souffrance. Je ne procéderai pas à une énumération complète des pouvoirs qui nous définissent (se déplacer, tout ça…) mais ne serait-ce que le pouvoir du dire, le pouvoir parler. Le souffrir est ressenti comme le fait d'être en face d'un incommunicable, il est ce que les autres ne comprennent pas, et donc on est atteint dans le pouvoir que donne la parole sur les choses et sur soi-même. Cette espèce d'amputation du pouvoir de provoquer des changements dans la réalité est une atteinte à la sorte d'estime de soi qu'on a, comme un être capable d'exercer des pouvoirs sur les choses, sur les autres.


C'est être démuni dans son pouvoir agir et peut-être d'une façon encore plus subtile : J'ai toujours accordé beaucoup d'importance à la place du récit dans la vie, parce que comme une vie se déroule dans le temps, la façon dont nous nous orientons dans ce temps d'une vie  donne un sens de cohésion à une vie, par les récits que nous faisons dans notre tête, que nous disons en communiquant aux autres. Et c'est une sorte de dislocation du récit intérieur, cette in-cohésion du récit de vie et cette impossibilité de composer une histoire non seulement crédible mais supportable ; parce qu'alors l'histoire de vie que la souffrance tente d'imposer c'est une histoire plutôt insupportable. Incommunicable mais insupportable. Plus profondément nous sommes atteint dans notre estime de nous-mêmes parce que ce n'est pas simplement agir, parler, pouvoir se raconter mais être l'auteur de sa vie. C'est ça que nous poursuivons, d'être responsable, au sens d'être comptable de sa vie. Je suis frappé de cette expression : qu'on puisse imputer à quelqu’un ses actions. On dit qu'on peut les mettre à son compte et c'est un compte négatif. C'est mis au débit du sens d'une vie et je crois que c'est à cette profondeur-là que nous sommes atteints, parce que c’est donc l'estime de soi comme êtres capables. Tout ça est encore redoublé par le fait que ce n'est pas de nous-mêmes à nous-mêmes que tout ça se joue, ce négatif de la puissance qu’est le souffrir, mais le fait que ce soit toutes les relations avec les autres, puisque c'est dans le rapport avec autrui que s'exerce ce pouvoir parler, ce pouvoir raconter, se raconter. On pourrait se dire que la mémoire, c'est tellement personnel…  mais il faut être autorisé à se souvenir par un autre qui va recevoir vos récits et tout est disloqué du côté de la relation avec l'autre à ces 4 plans que j'ai parcourus rapidement : parler, pouvoir faire quelque chose, pouvoir agir, raconter et le pouvoir s'assumer comme l'auteur de sa vie.


La souffrance est subie, elle est infligée mais le problème justement, c'est de l'intégrer à la vie elle-même et donc de ne pas jouer le sens de la vie sur la puissance mais d'admettre que nous sommes indivisément agissant et souffrant et cela veut dire que quelque chose de l'agir doit se refléter dans le souvenir. Et je pense à cet égard un très bon mot de la langue française le verbe endurer qui est une façon d'agir sans souffrir. Il y a l'assonance avec 2 mots : la durée - le temps est affecté d'une façon terrible, il peut paraître interminable et surtout quand il n'y a pas d'horizon prochain de répit et de guérison. Mais durer, c'est ne pas être englouti par le temps mais d'une certaine façon le vivre activement. Il y a donc durée et puis il y a la dureté. On fait un verbe avec la dureté et la durée  : endurer.


Je crois que cette réflexion peut paraître guidée par les mots, mais guidée aussi par une expérience profonde. La souffrance est le lien qui peut être vécu activement entre la santé et le vouloir vivre, l'effort pour exister et l'horizon de mortalité. Alors ce que le bien-portant anticipe la mort, reste dans l'imaginaire ; et c'est pourquoi la mort est terrifiante et c'est un impalpable ennemi. Mais toute maladie est vécue comme d'une certaine façon une approximation de la mort. Je prends le mot approximation, ça veut dire qu'on s'en rapproche, pas forcément dans le temps mais on s'en rapproche du point de vue de son sens même. C'est-à-dire continuer à vivre mais dans une perspective d'une fin de vie. Cela change un rapport à la fois à la souffrance mais aussi à la puissance parce qu’il y a aussi une incroyable prétention dans la puissance, celle d'être le maître de sa vie et le maître du sens de sa vie. Et là une tranche de non-sens vient avec la souffrance et il faut négocier entre le sens et le non-sens. Et donc dans l'endurer il y a une sorte de paradoxe à tenir avec une grande fermeté. Ne rien lâcher sur la volonté de vivre, d'être un vivant jusqu'à la fin. Mais d'autre part, sur le fond d'une acceptation qu’il y aura une fin et que cette annonce de la fin est dans le souffrir. Je pense que l'endurer, c'est cette négociation permanente entre un vouloir vivre en dépit de tout et l'acceptation, l'incorporation dans son projet de vie de sa fin ; et donc accepter comme étant fin d'une vie, c'est à dire … encore de la vie.


Je rêve un petit peu d'un acte de mourir qui serait un dernier acte de vivre avec une grande partie de la capacité de dire adieu et donc de partager, de compenser cette impuissance de communication, de réparer le non-dit, les offenses, vraiment se réconcilier au dernier moment. Cela marque la place du vouloir vivre et concilier avec sa propre fin et qui est le fond de l'endurer.


Je ne sais pas si vous voulez que je fasse une incursion du côté du mal. Il est certain que la souffrance est une forme du mal et il faut respecter ce qui est irréductible au mal moral. Que c'est vraiment une autre forme du mal : que la culpabilité c'est une chose et que le souffrir c'est le mal subi et non pas le mal commis. Le problème qui est posé ce n'est pas d'expliquer. Il faut maintenir le caractère non seulement insoutenable physiquement, psychologiquement mais insoutenable moralement. Et ce caractère inacceptable moralement, scandaleux philosophiquement doit être entièrement protégé. Parce que la seule façon d'y répliquer ce n'est pas de le justifier mais - c'est une autre dimension de l'endurer - c'est de lui faire contribuer à la cohérence d'une autre suite de vie, la façon dont la vie fait suite avec elle-même vers sa propre fin. C'est donc de l'orienter vers un mourir accepté comme la condition finie de l'homme, et ce n'est pas expliqué mais c'est transformé.


Je voudrais revenir sur un point que j'ai croisé dans ce parcours : l'adieu, parce que dans cette la première intervention j'avais insisté sur cette blessure de la relation avec les autres, à tous les niveaux : du pouvoir parler, du pouvoir agir, du pouvoir se souvenir, de pouvoir construire une histoire de vie autour des événements les plus significatifs. Une mort douce serait sans souffrance et serait en même temps une mort active par la reconstruction du rapport avec les autres, qui est justement tout à fait le contraire d'un agir sur les autres, d'une manipulation où je serais encore le maître de ma vie mais aussi le maître de mes survivants. Cet adieu consiste - outre la dimension religieuse d'être remis à Dieu - que je remets aussi à mes survivants le sens de ma vie. Et ça me parait tout à fait important que la fin d'une vie soit replacée sur la continuité de la vie, transmise de vivant à vivant, et moi je suis très sensible à l'aspect de la suite des générations. C'est un aspect qui est très fortement marqué dans la bible hébraïque, sur ces générations de patriarches etc. et dont on dit que chacun se coucha auprès de ses pères : cette façon étonnante de parler de la mort réconciliée. Je crois que la réconciliation avec soi-même est absolument commandée, facilitée et bénie, réconciliation pas forcément des torts commis, des offenses mais aussi du non-dit, la réparation du non-dit à la dernière minute. Je crois que c'est cette qualité du mourir qui est un mourir avec dans la solitude. Chez Pascal on meurt seul, d'ailleurs c'est “on”, c’est-à-dire un anonyme. Mais le “je” a besoin ici d'un “tu” plus que jamais, et c’est une espèce de réparation des blessures de la souffrance par un surcroît de communication, et donc une sorte de lumière dans ce qui est essentiellement ténébrant. La souffrance capable d'anticiper ce moment-là reçoit une sorte de réassurance, le souffrir peut être une forme sublimée de l'agir. Ce n'est pas simplement le contraire de l'agir.

 

Pour lire l’autre texte de Paul Ricœur, cliquez ici