CAROLINE PHILIBERT, Documentariste

 

La relation thérapeutique


Interview de Paul Ricœur


Ce texte est la transcription écrite d’un entretien filmé avec Paul Ricœur.

Il n’a fait l’objet d’aucune publication et n’a pas été conservé intégralement dans les films.

Mais il serait dommage de s’en priver…

Ce qui me frappe dans la relation patient-médecin, c'est qu’on commence par une relation absolument inégalitaire, une dissymétrie de base. Un peu dans la ligne de ce que j'ai dit tout à l'heure sur la souffrance comme im-puissance. Le patient vient tout d'abord avec une plainte, il se plaint de quelque chose, de douleurs, de symptômes, avec une demande. Il est débiteur. Il vient avec une demande :  “guérissez-moi” (et à la limite avec une demande impossible :“empêchez-moi de mourir”) et une exigence  : être le partenaire d'un contrat.


Et on entre dans un contrat inégalitaire. Pourquoi ?


Parce que de l'autre côté le médecin occupe le poste de celui qui sait, d'un savoir général, sur le corps humain, les symptômes, les maladies, toute la nosologie. Et puis un pouvoir faire, un savoir-faire qui est la pratique médicale (une pratique comme d'être architecte, etc.) Et puis la capacité de décision dans une situation singulière, un peu comme le juge qui doit trancher avec une sentence. Il y a le diagnostic, le pronostic. Alors c'est un corps solide, un savoir général, un savoir-faire professionnel et puis cette position de compétence singulière...


Il me semble que tout le problème du rapport malade-médecin, c'est de rétablir de l'égalité, de l'échange dans cette situation initialement dissymétrique, au bénéfice de la puissance du médecin. Je crois que c'est des deux côtés que doit être corrigée cette dissymétrie. D'abord par le fait même que c'est un contrat, non pas au sens juridique du mot contrat mais d'une alliance au sens existentiel du mot : c'est une bataille qui est menée à deux, et le savoir-faire, la puissance de décision du médecin est “au bénéfice de...”. C’est à dire que lui ne connaît pas le souffrir, parce que seul le souffrant, le patient sait ce que c'est que souffrir.


Le médecin n'en n'a qu'une vue, et d'une certaine façon il doit se garder de connaître le souffrir, il ne doit pas être entamé, il doit garder une certaine distance : une position très difficile à tenir entre la fusion émotionnelle qui serait la fin de sa capacité même de soigner et d'autre part une indifférence inhumaine. C’est parce que ses réserves de puissance (d'exister, d'agir, de penser, de parler ) n'ont pas été entamées par le souffrir que le médecin est l'allié de quelque-chose qui est chez l'autre.


Ce qui signifie donc que de son côté le patient ne soit pas simplement celui qui subit mais celui qui gère son propre traitement, qui est en alliance positive de son côté, en étant le protagoniste associé du traitement.


C'est pour ça que j'ai dit que c'était beaucoup plus qu'un contrat au sens générique du mot mais une alliance, qui se produit en profondeur et qui égalise au niveau du donner-recevoir. Le patient, certes, reçoit des soins mais il donne quelque chose à son médecin, en introduisant une dimension d'humanité que d'une certaine façon, le médecin fuit. Car je crois que la fréquentation de la proximité de la mort et de la souffrance induit pour les médecins une volonté de fuite. Ne pas être entraîné dans une sorte de vertige, de descente aux enfers avec l'autre et donc se préserver.


Mais justement : que le médecin apprenne de la souffrance ce qu’endure son patient. C'est “l'endurer” du patient qui est le cadeau, le don fait au médecin, c'est la restitution de cette égalité du donner-recevoir qui est sur le fond de la mort commune, la mortalité commune, le point où quelque chose est corrigé de cette dissymétrie initiale du rapport médecin-patient.


Alors c'est précisément dans cette alliance qu'il est l'allié du malade.



 

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