CAROLINE PHILIBERT, Documentariste

 

Aquarelles: Christophe Philibert

Oh là là , ça craint !

Je préfère passer à autre chose

1 Le créationnisme

2  Les débuts de la théorie

3 La variabilité : notions de génétique 

4  La dérive des populations

5  La spéciation  

6  La reine rouge

7  L’accumulation 

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9  Le mot de la fin

8 - Grands bonds

Certaines évolutions sont progressives, mais on admet depuis la théorie des équilibres ponctués, expliquée par Gould et Eldredge (1972) que le changement est souvent discontinu, que le passage d'une espèce à une autre, n'est pas toujours le fait de micro-adaptations progressives, mais se caractérise souvent par de longues phases de stagnation suivies par des périodes de changements brusques : l’observation des fossiles montre que bien souvent les espèces stagnent pendant des temps très longs. Une espèce “fondatrice”, dans un temps relativement bref, géologiquement parlant, accomplira toutes les étapes d’une spéciation, puis se stabilisera dans son nouvel habitat, d’où elle pourra plus tard envahir le territoire de son espèce souche, qu’elle paraît alors brusquement remplacer.

Comment des espèces peuvent-elles présenter des plans d’organisation si différents les uns des autres, à partir d’un ancêtre commun. Par des micro-adaptations progressives ? Cela paraît possible pour des formes simples : des bactéries peuvent évoluer en quelques générations. Mais comment comprendre que les vertébrés passent d’un plan d’organisation à un autre, graduellement, en restant viables à chaque étape ? La sélection sexuelle peut expliquer ainsi des adaptations concernant la longueur des trompes des papillons, mais elle paraît insuffisante pour expliquer la différentiation entre deux classes de vertébrés ?


La génétique du développement propose quelques réponses qui bousculent bien des représentations encore en cours chez les scientifiques eux-mêmes.


En 89, au laboratoire de Denis Duboule, à l’Université de Genève, on découvre que le système de développement est similaire dans les espèces aussi différentes que les mouches et les hommes. Ce sont les mèmes gènes qui codent les mêmes fonctions. Pour devenir plus complexes, on n’a pas fabriqué de nouveaux gènes, on a augmenté la charge de travail par gène. Certains gènes « régulateurs » codent ces centaines d’autres gènes qui sont dépendants d’eux. Si l’on touche à l’un de ces gènes régulateurs, on désorganise tout le système.

Le modèle expérimental est le suivant : les chercheurs ont isolé le gène qui code l’existence de cinq doigts chez de nombreux tétrapodes (organismes à quatre pattes : lézards, souris ou humains). On peut obtenir en touchant ce gène chez des souris de laboratoire, une polydactylie (6 doigts) … et de nombreuses malformations concomitantes, touchant les organes génitaux, les intestins, etc.


Ce laboratoire développe donc l’idée que les systèmes complexes sont bloqués et ne peuvent évoluer que par restructuration totale, par le passage brutal d’un équilibre viable à un nouvel équilibre, bloqué lui aussi. Si l’un des gènes « régulateurs » mute et que cette mutation n’est pas létale, la mutation de ce gène peut avoir des répercussions génétiques et morphologiques en chaîne très importantes

Stefen Jay Gould, 1996 :

     “L’évolution humaine semble avoir mis en jeu bien plus de ramilles que nous le supposions. Elle a dépendu encore bien plus d’événements contingents, inattendus… elle a été encore bien moins prévisible qu’on ne l’imaginait”

Grands bonds

Prenons un exemple, qui nous fera bien plaisir : les homéogènes régulent le développement de l’individu (entre la fécondation et l’âge adulte). Un jour, à la suite d’une mutation touchant l’un de ces gènes régulateurs, la durée du développement d’un chimpanzé est changée. La phase embryonnaire qui dure habituellement sept semaines est allongée jusqu'à huit semaines (neuf semaines pour moi, mais chut !) Pendant cette phase, les neurones se multiplient, à raison de 5000 neurones/seconde. Cela qui aboutit à environ 100 milliards de neurones chez le petit nouveau, et à une hypertrophie du cerveau par rapport à celui de ses parents. Cette hypertrophie provoque en chaîne : le déplacement du trou occipital, la station debout, etc. Résultat : des différences morphologiques importantes entre deux espèces de grands primates, l’homme et le chimpanzé, alors que leur patrimoine génétique est identique à 99%.


Et voilà comment s’effondre l’hypothèse lamarkienne selon laquelle l’homme s’est mis debout pour regarder au-dessus de la savane : en réalité, un petit singe malin a préféré rester bien au chaud dans l’utérus maternel une semaine de trop…


Suffit-il qu’un Adam dominant apparaisse pour qu’il essaime et fonde une nouvelle espèce ?

Peut-être !

Mais on peut aussi penser que peu de modifications sont viables et fécondes à l’intérieur d’un système figé complexe. Donc la variabilité génétique n’est pas si infinie que ça pour ces espèces et lorsqu’une mutation est possible, elle peut apparaître plusieurs fois et avoir ainsi plus de chance de se multiplier et de se répandre rapidement. Cela explique que des maladies génétiques fréquentes, comme les polyposes, puissent survenir chez un individu issu de parents non porteurs. Mais cela explique peut-être aussi que les paléontologues croient toujours trouver le « premier homme » en divers points de la planète et ne se mettent pas d’accord sur le lieu de naissance de l’humanité. Le premier homme furent peut-être plusieurs !

André Langaney, professeur d’Anthropologie à l’université de Genève constate que la spécificité de l’espèce humaine est la part importante de l’apprentissage lors de l’élevage des jeunes (rendu indispensable par leur incapacité à être autonomes dès la naissance). Cet apprentissage induit des différenciations culturelles entre populations de la même espèce. La propriété humaine de former des populations de niches écologiques très différentes, de cultures et de comportements très variables, mais qui restent interfécondes, est unique.


Dans certaines espèces animales, il y a aussi un apprentissage. Luc Alain Giraldeau, dans son laboratoire de Montréal, nous montre que des oiseaux, damiers communs, étourneaux sansonnets, perruches ondulées et pigeons bisets, apprennent à exploiter leurs congénères pour la recherche de nourriture : lorsqu’un animal s’alimente en groupe il a le choix entre chercher sa nourriture, ou attendre qu’un compagnon en découvre pour lui en chaparder une partie. Quelle est la meilleure décision ? Chaque individu semble ajuster son investissement dans les tactiques alternatives «producteur» et «chapardeur», afin d’optimiser son taux d’alimentation.


Alors que les transformations par mutation-sélection ou par mutation-dérive nécessitent des centaines de générations, l’apprentissage permet la transmission d’innovations de comportement en moins d’une génération, non seulement à la descendance mais à toute une population locale. Pour les espèces animales, ces différentiations « culturelles » se doublent rapidement de différentiations génétiques et provoquent une différentiation en sous-espèces, puis en espèces (par exemple dans chez les pinsons des iles Galapagos, rendues célèbres par Darwin).

Le cas de l’espèce humaine reste tout à fait particulier : l’espèce évolue peu, apprend beaucoup et se doit d’apprendre de plus en plus pour s’adapter à un monde de plus en plus complexe. Mais depuis quelques temps, apprendre ne suffit plus, l’espèce doit inventer de plus en plus vite pour faire face aux conséquences de ses propres inventions.


Résumons :

La contingence qui préside à la création de nouvelles espèces fit que certains vertébrés se virent dotés d’un cerveau de taille tout à fait exceptionnelle, ainsi que de quelques spécificités conséquentes (station debout, pouce opposable, langage articulé… et double articulation du langage) J’écris «se virent» parce que justement ce cerveau leur donna un atout majeur : la pensée réfléchie. L’homme put se penser ! Il créa alors Dieu à son image, pour avoir quelqu’un à remercier de l’avoir favorisé ainsi. En un temps record, eu égard à la longueur des temps géologiques, il domestiqua femmes, animaux, plantes, pétrole et économie mondiale. Il se décréta Maître du Monde.


Cette réussite peut être imputée à la sélection naturelle, mais l’homme refuse la dictature de la sélection naturelle. Grâce aux développements des sciences, il a désormais à la possibilité de modifier son propre programme génétique (élimination des tares et maladies héréditaires, clonage…).

Espère-t-il ainsi échapper au destin naturel des espèces, qui est la disparition?

Pourra-t-il par exemple adapter son génome à de nouvelles contraintes de l'environnement ?


Il modifie son environnement depuis dix mille ans, de plus en plus fortement, en introduisant des petits déséquilibres qui sont amplifiés de façon exponentielle, entraînant des conséquences elles aussi imprévisibles : les modifications rapides de l’écosystème, destinées à court terme à allonger et améliorer la qualité de la vie de notre espèce, pourraient conduire, en quelques générations, à rendre notre terre invivable, pour notre espèce du moins. Par exemple le réchauffement de la terre, précipitant sans doute le rythme des catastrophes naturelles, les conséquences génétiques de la radioactivité, l’usage inadapté des antibiotiques (devenant inefficaces à cause de la résistance acquise risquant de laisser le champ libre sur la planète aux bactéries, aux virus et aux insectes, qui en sont déjà les occupants majeurs) mettent l’homme, cet impatient, en danger de disparaître rapidement.